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« Saint Pie IX » et l’enfant Mortara

Article publié dans la Lettre Sépharade de Décembre 2000, p.5, sous le titre « Prigioniero del Papa »
reproduit et mis à jour avec l’autorisation de Jean Carasso

par Lionel LEVY

Il y a longtemps que nous voulions diffuser le livre de David Kertzer [1]. Nous sommes en pleine actualité. La presse retentit des protestations de tous les esprits libéraux face à l’incroyable béatification de celui que l’histoire retiendra comme le symbole d’une Eglise médiévale et entêtée, le pape Pie IX, coupable, en plein siècle des progrès, d’avoir ravi un enfant à sa famille légitime, non content d’avoir rétabli le ghetto. Un demi-siècle de patient dialogue entre catholiques et juifs de bonne volonté, aboutissant à Vatican II et aux sincères et récentes repentances, est remis en cause. Le cardinal Ratzinger a revêtu le masque de l’altière bonne conscience de l’Eglise pour affirmer que le pape contesté n’avait été que le défenseur de "la civilisation chrétienne". De quelle civilisation s’agit-il ? Kertzer nous l’explique mieux que personne.

(Entre temps l’ouvrage de Kertzer a été traduit en français. Les réflexions ci-dessous conservent leur actualité, mieux, elles prennent valeur prémonitoire, la béatification de Pie IX apparaissant comme un simple préliminaire à celle de Pie XII, depuis longtemps programmée. Tout se passe comme si l’on avait attendu comme une nouvelle amnésie de l’opinion publique. Nous profiterons de l’occasion pour dire quelques mots d’un nouvel ouvrage érudit et passionné, celui de Gérard da Silva : « L’affaire Mortara et l’antisémistisme chrétien, éd. Sylepse, 2008).

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S’il fallait prouver que conciles ou repentances ne font pas l’histoire, il nous suffirait de reprojeter à la télévision le visage du préfet de la Congrégation de la foi, le cardinal Ratzinger (nous ignorions alors qu’il s’agissait du futur Benoît XVI), l’expression dure et fermée, balayant d’une autorité glacée toutes protestations pour proclamer le bien fondé de la béatification du pape Pie IX, “défenseur de la civilisation chrétienne."

"Le présent, aimait à dire Braudel, ne s’explique que par le passé, un passé relativement lointain". Et quand on parle de l’Eglise catholique et de sa domination, quelles que soient les évolutions réconfortantes, la sincérité des dialogues actuels, le passé pèse d’un poids exceptionnel et surprenant. On a beau théoriquement le savoir, on s’étonne en effet que ce poids soit assez lourd pour que, en dépit de la modernité indéniable de bien des évêques, les héritiers du pire cléricalisme du XIXe siècle participent toujours pleinement au pouvoir, et puissent nous affirmer aujourd’hui encore au nom de leur Eglise : oui, le Pape Pie IX n’a fait que défendre la civilisation chrétienne quand il ravissait à ses parents à l’âge de six ans, en 1858 à Bologne, l’enfant Edgardo Mortara. La raison morale et juridique invoquée pour un tel forfait ? Une bonne ignorante, à l’insu des parents et croyant bien faire, l’avait baptisé elle-même par quelques gouttes d’eau de puits, se confessant ensuite à son prêtre. Ce dernier fit remonter l’information jusqu’à l’inquisiteur, puis au souverain pontife qui, vu l’urgence fit enlever l’enfant par les carabiniers, la nuit tombée. Malgré les supplications des père, mère et sœurs, les protestations de toutes les têtes couronnées, Napoléon III, François-Joseph, Victoria, Pie IX n’en démordit pas. L’enfant ne serait rendu que si les parents acceptaient eux aussi leur conversion. Sans quoi il était à craindre que les époux Mortara l’élèveraient dans leur propre religion, crime irréparable dès lors qu’il était devenu, malgré lui et malgré eux, chrétien. En foi de quoi, et pour l’amour qu’il portait à Edgardo, Pie IX l’adopta, lui donnant son propre prénom, Pio.

Peu de juifs de nos jours, encore moins de chrétiens, ont une bonne connaissance, ou même une connaissance tout court, de ce "caso Mortara" [2] . C’est sans doute pourquoi, furieuse que l’état de l’opinion lui ait volé la béatification de Pie XII, l’aile conservatrice – pour ne pas dire réactionnaire – de la Curie a pris cette fois l’opinion de court. Au sommet, l’Eglise lui aura concédé cette satisfaction: pour ne pas lui infliger l’humiliation d’une béatification “Jean XXIII sec”, se croyant ici de surcroît à l’abri des tempêtes qu’aurait soulevé un “Saint Pie XII”, elle a trouvé un Joker : Saint Pie IX. Ne l’ignorons pas : dans cette branche autoritaire du catholicisme, le seul fait pour un non catholique de donner son sentiment sur l’opportunité d’une béatification est vu comme une intolérable immixtion [3]. Rien ne nous empêchera cependant de trouver et de déclarer choquante et coupable cette décision en ce qu’elle légitime rétroactivement un cruel rapt d’enfant ; et de la croire inopportune par son aspect provocateur, sans compter les gages offerts ainsi aux plus passéistes et arrogants des intégristes.

Tout non initié abordant cette affaire marque d’abord son étonnement : quoi ? en 1858, en pleine Europe, de telles pratiques médiévales ? Et sa surprise s’accroîtra en apprenant qu’à l’époque, malgré les protestations fermes des monarchies catholiques, France, Autriche, Savoie, toute l’opinion cléricale en France, en Autriche, en Italie, manifestait son soutien au pape, alors que les catholiques libéraux, il faut les saluer, même en Espagne, exprimaient leur désaccord. Examinons le pauvre "argumentaire" de la Civiltà Cattolica, organe de la Compagnie de Jésus, ayant présent à l’esprit qu’il était celui des milieux catholiques français et de leur presse, dans leur majorité :
“La loi civile ne dispose-t-elle pas qu’au père dénaturé et homicide on soustrait le fils pour garantir sa vie ? Et pourquoi donc serait-il injuste de faire pour la vie éternelle d’une créature humaine ce qu’il aurait paru très juste de faire pour sa vie temporelle ?"
“Cela vous paraîtraît-il beau et généreux d’abandonner cette pauvre créature faible et solitaire et de la jeter au sein d’une famille “judaïque”, laquelle, sans ambage, se déclare prête à employer tous moyens de ruse, de persuasion, et peut-être encore de violence, pour le pousser, en un triomphe facile, à l’apostasie ?"
Et voulant méconnaître l’amour meurtri des parents, la Civiltà Cattolica expliquait ainsi leur apparent désespoir : "Ils font les désespérés, non point parce qu’on leur a temporairement soustrait un de leurs huit enfants ; alors que même ainsi, il leur en reste sept à la maison (sic!), mais parce que c’est l’Eglise catholique qui l’a gagné." A l’occasion d’une autre affaire de rapt d’enfant juif, l’enfant Montel, le comte Rayneval, ambassadeur au Saint-siège avait décrit ainsi l’état d’esprit des cercles dirigeants romains : "J’ai pu noter à propos de cette affaire, que la haine et le mépris contre la race juive, même chez les esprits les plus éclairés, se perpétuent ici dans toute leur force."

N’y aurait-il que l’affaire Mortara d’inscrite dans les pages noires de l’histoire de l’Eglise – celles-là mêmes qui justifiaient toutes les "repentances" –, que la béatification mériterait notre indignation. Mais ce fait ne peut s’isoler de son environnement néfaste. D’autres enfants avaient été l’objet des mêmes agissements. Peu après, en 1864, sous le même pape, le fils d’un petit cordonnier de Rome, Giuseppe Coen, était enlevé pour être placé dans une maison de catéchumènes, sans plus jamais revoir ses parents. Comme le petit Mortara, dûment formé par les pères, il fit une carrière ecclésiastique [4]. Mais surtout le pape Pie IX fut l’artisan du retour à l’ancien régime par la "désémancipation" des Juifs, effaçant tous les acquis de la période française.

Resituons ce que représenta pour les juifs romains l’arrivée des troupes de Bonaparte, et donnons la parole à David I. Kerzer :
"Même les juifs virent s’avancer un monde nouveau quand les troupes françaises qui envahissaient le continent au nom de la nouvelle trinité : Liberté, Egalité, Fraternité, défoncèrent les portes du ghetto et les brûlèrent en un bûcher purificateur pour l’édification du peuple."
Les papes n’attendaient que la défaite française, ardemment souhaitée, pour revenir au bon vieux temps : rétablissement du ghetto, dès 1814, et des incapacités civiles et professionnelles. Durant le carnaval, les rabbins étaient tenus de se présenter en costume grotesque, vêtus de noir en caleçons courts, une pèlerine (mantellino "volante") et une espèce de cravate pendant sur la poitrine, servant de cible à la foule railleuse.Tous les usages associés à la modernité furent prohibés, par exemple les vaccinations contre la variole. Des juridictions d’exception furent créées pour la répression des patriotes. Des centaines de condamnations furent pronconcées dont certaines à la peine de mort. Sur le plan des mœurs une impitoyable législation contraignait les filles mères à remettre leur enfant à l’œuvre dite des “bastardini”. La simple vue d’un enfant naturel aurait été source de scandale public. C’est sans doute tout cela que Mgr Ratzinger appelle "défense de la civilisation chrétienne".

René Rémond, catholique libéral proche de la hiérarchie catholique française, a montré que l’anticléricalisme en France s’est surtout nourri du cléricalisme. Et l’exemple le plus frappant qu’il énonce est celui de l’affaire Mortara. "On ne pouvait imaginer, écrit-il, démonstration plus éclatante de la pérennité et de la prétention de l’Eglise sur les âmes. Le conflit entre les droits de la famille et les prétentions cléricales, les affrontements entre la famille naturelle et la société ecclésiale, la méconnaissance des sentiments les plus élémentaires, l’inhumanité de la façon de procéder, tout était réuni pour mobiliser l’opinion et revigorer l’anticléricalisme." Plus loin il observe : "Or, les défenseurs du catholicisme, loin de prendre leurs distances par rapport à l’attitude prise par les autorités romaines, épousèrent leur cause et s’attachèrent à démontrer qu’elles avaient agi en étroite conformité avec le droit canon et que tout autre comportement eût été contraire au devoir envers la vérité" [4].

L’ouvrage de René Rémond, rigoureux et équilibré reste malgré tout l’œuvre d’un catholique de qualité mais d’appareil, reconnaissant la responsabilité du cléricalisme lui-même dans cet anticléricalisme républicain qu’il déplore. Mais le tableau s’avère plus mesuré dans la dénonciation de la tyrannie romaine que dans celle des outrances de ses adversaires. Oui, l’affaire Mortara y est exposée objectivement. Pourtant, sous la plume de l’auteur, on sent non la fustigation, mais l’inconfort, comme si ses quatre pages de texte sur cette immense affaire s’étaient trouvées quasi stérilisées par ce qui leur manquait : une saine explosion d’indignation. Mais fustige-t-on un pape ? Kertzer, qui n’a certainement pas lu Rémond, affirme que pour les historiens de l’Eglise l’affaire Mortara a une certaine importance, mais que leur intérêt (il cite Giacomo Martina et Roger Aubert) se concentre surtout sur l’impact négatif qu’elle eut sur l’Eglise.

Le seul livre que mérite la dimension de l’affaire est bien celui de David. I. Kertzer. On ne peut le résumer tant est grande sa richesse. Il n’est malheureusement pas encore traduit en France. Si l’on veut que ce mauvais coup, la béatification de Pie IX, ne passe pas à la trappe, il faut pourtant le lire d’urgence : en anglais, ceux qui le peuvent, en italien quelques autres. Mais que vite un éditeur français se propose. Il aura des lecteurs. Ce livre m’a révélé ce qu’aucun autre n’avait dit. Ce dernier épisode de l’affaire ou le père Mortara, bien des années plus tard, vieilli par ses épreuves fut injustement accusé par une rumeur calomnieuse du meurtre d’une autre employée qui, sous le coup de difficultés sentimentales, s’était défenestrée. Il subit le calvaire qui attendait un Dreyfus. Emprisonné, condamné une première fois, puis acquitté solennellement par la Cour d’Appel, sa pleine innocence étant démontrée, il mourut peu après de lassitude et de chagrin.
Kertzer dédie son œuvre à la mémoire de son père, rabbin aumônier de l’armée américaine qui participa à la libération de Rome, le 4 juin 1944, et y célébra le 9 juin, conjointement avec le Grand Rabbin, devant une foule de quatre mille personnes, le premier office dans la synagogue centrale réaffectée. Un soldat américain d’origine romaine, ignorant le sort de ses parents restés en Italie, demanda à l’aumônier s’il pouvait vérifier s’ils ne se trouvaient pas là. Le rabbin Kertzer pria le soldat de rester à ses côtés durant l’office. Un cri de joie éclata aussitôt dans l’assistance, celui de la mère accourant pour embrasser son fils. Sans doute ce souvenir a-t-il contribué à faire naître en David Kertzer sa grande affection pour l’Italie et les Juifs italiens, qu’il proclame et explique. Car Kertzer montre une connaissance approfondie de l’Italie du progrès, celle du Risorgimento. Sans doute la noble attitude que fut alors celle des pères de l’Italie moderne explique-t-elle le patriotisme que devaient manifester, jusqu’à la volte-face mussolinienne, les communautés juives d’Italie.

Lionel LEVY

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Notes

1- David I. Kertzer, Prisonnier du pape roi, Histoire d’Edgardo Mortara, juif, ravi à l’âge de six ans par la Sainte Eglise Romaine dans le Bologne de 1858, édition américaine,1996, Alfred A. Knopf, Inc. USA ; édition italienne, 1996, Rizzoli, Milan. Edition française, 2001
2- Aucune mention n’en est faite dans l’article "Pie IX" de l’Encyclopédie Larousse où, d’ailleurs, il n’existe pas d’article "Mortara". Aucune mention n’en est faite davantage dans le Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre dont les tendances cléricales sont connues.
4- Giuseppe Coen entra chez les Carmes. Edgardo Mortara, placé sous un faux nom dans le couvent des canoniques réguliers en Autriche (alors terre d’asile vaticane), fut transféré l’année suivante dans un monastère de Poitiers où il fut ordonné prêtre en 1873. Pie IX écrivait régulièrement à l’évêque de Poitiers pour demander de ses nouvelles. Mortara fut célèbre comme prédicateur dans toute l’Europe. Le 11 mars 1940, un mois avant l’invasion allemande, il mourut à 88 ans dans une abbaye de Belgique où il s’était fixé, échappant ainsi à une possible déportation contre laquelle sa conversion forcée de 1858 ne l’aurait pas protégé.
3- Cf Jacques Nobécourt in Revue Etudes, juillet-Août1999 : «Pie XII, un "procès biaisé" ?», p. 79 : "Une ingérence, abusive dans la forme, exorbitante sur le fond".
4- René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Paris, éd.Fayard, 1976; Bruxelles, rééd. éd. Complexe, 1985, p. 156ss.

Le livre tout récent de Gérard da Silva enrichit la bibliographie de l’affaire Mortara sous plusieurs aspects. Da Silva fait une analyse complète de tous les précédents connus d’enlèvements d’enfants juifs. Il se livre à l’analyse serrée des prétendues règles canoniques censées légitimer ces crimes odieux. Enfin, il relie l’affaire Mortara à la célèbre affaire Finaly, éclatée un siècle plus tard, à l’époque où l’absolutisme clérical semblait avoir évolué. L’auteur a bien du mérite à concilier comme il le fait érudition rigoureuse et légitime indignation. Sans doute, l’explication, basée essentiellement sur l’indéniable antisémitisme chrétien très souvent réaffirmé, pourrait-elle souligner davantage les origines théologiques historiques de cet antisémitisme, ou plutôt anti-judaïsme. En effet, si le parti-pris haineux de l’Eglise à l’égard de ceux qu’elle percevait comme des hérétiques entêtés, conduisit à une diabolisation proche de l’antisémitisme moderne, il reste que la notion de race est restée étrangère à cette haine. L’obsession prosélyte de l’Église, en effet, est telle à l’égard des Juifs, que toute nouvelle recrue s’y trouve magnifiée. Avec un cynisme presque involontaire, la hiérarchie catholique s’indignait des persécutions atteignant les Juifs convertis, de manière telle qu’elle paraissait les légitimer pour les autres. Le critère racial était évidemment absent dans les cas d’enlèvements de jeunes protestants. Les recherches de Da Silva sur ce point nous surprennent, mais confirment, si besoin était, l'étendue de « l’absolutisme » romain. Selon celui-ci, on aurait le droit d’attenter aux droits des gens lorsqu’il s’agit de sauver des âmes. Mais comme seul le catholicisme aurait vocation à sauver les âmes, tout lui serait permis, et à lui seul. Sur ce point, l’étude fouillée de l’auteur réserve des surprises, telle la résurgence non seulement chez Bernanos mais chez François Mauriac de ce réflexe légitimiste. En résumé, si l’Église a pu parfois nous faire horreur, c’est essentiellement par son horreur du doute.

Peut-être la réfutation juridique et convaincante par Da Silva des justifications doctrinales avancées par l’Église paraîtra-t-elle parfois surabondante. Mais elle nous permet de mieux cerner la tranquille mauvaise foi de la casuistique vaticane.

Il faut regretter qu’un texte de cette qualité, servi par une parfaite typographie, soit desservi par l’abondance des coquilles le rendant parfois incompréhensible.

L. L.

Concernant l'affaire Mortara, on pourra également consulter les deux articles suivants :