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L'association de la généalogie juive 
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Avant-propos à la saga Gaffré

Par Jacques Gerstenkorn, professeur des universités (Université Lumière Lyon 2)

          La conférence sur la famille Gaffré présentée lors de la dernière Assemblée générale de GenAmi est le fruit d’une enquête de plusieurs mois conduite avec le concours actif de Stéphane Lallich et de Micheline Gutmann. La restitution des résultats donnera lieu à un feuilleton, la saga des Gaffré, publiée en feuilleton dans les prochaines livraisons électroniques de GenAmi, mais il nous a paru intéressant, en guise d’avant-propos à cette saga, de dire quelques mots de l’enquête elle-même, de son déroulement et de ses enjeux.

          Le point de départ de notre curiosité à l’égard de cette famille se trouve à Lyon, où l’on vient de localiser les emprises des premiers lieux d’inhumation juifs de l’ère moderne, au cœur de l’Hôtel-Dieu (1). Les registres de décès des non catholiques, soigneusement tenus par le prêtre économe de l’Hôtel-Dieu, Jean-Claude Prin, lèvent un coin du voile sur le mystère qui entoure la présence juive à Lyon dans les trois dernières décennies précédant la Révolution française, à commencer par une constatation statistique : les Juifs furent bien plus nombreux dans la capitale des Gaules qu’on ne l’a soupçonné jusqu’ici. Comme d’autres grandes villes comme Paris ou encore Bordeaux, la ville de Lyon, réputée pour sa Fabrique et deuxième place démographique et économique du Royaume, fut au XVIIIe siècle, surtout sous le règne de Louis XV puis de Louis XVI, un foyer d’attraction non seulement pour les juifs originaires du Comtat ou de Bordeaux, mais également pour des juifs lorrains et alsaciens, ainsi que pour un certain nombre de migrants en provenance de pays étrangers, au premier rang desquels se détache le contingent le plus important, celui des juifs allemands. Et parmi ces derniers, notre attention fut attirée par la famille « Gaphre », ou « Gafre », ou bien « Gaffre » (entre 1770 et 1776 les graphies sont sujettes à variation), patronyme qu’on retrouve à quatre reprises dans les registres de l’Hôtel-Dieu pour enregistrer l’inhumation des enfants en bas âge suivants : Isaac, Gentil, Reine et Jeanne. A ce stade, les seules indications susceptibles de renseigner sur cette famille sont les prénoms de Simon (père d’Isaac et de Jeanne) et d’Israël (père de Reine), ainsi que la profession de Simon, « lunetier ». On peut certes relever au passage la présence durable à Lyon de Simon le lunetier (mentionné par deux fois en 1770 puis à nouveau en 1776), mais nous étions loin d’imaginer qu’on pourrait en apprendre davantage sur leur chemin de vie, sur leurs origines ainsi que sur leurs descendants ! Identifier les Gaffré représentait alors pour nous de ce genre de défi dont les chances d’aboutir paraissent d’emblée très faibles, tant manquaient les éléments factuels qui auraient pu nous mettre sur la voie…

          L’avancée déterminante, celle qui a permis de lancer véritablement l’enquête, fut le repérage, dans le recensement consistorial de 1809, d’une famille Gaffré (n°232). Mais le prénom du chef de famille était Jean, et non Israël ou Simon. Enigme supplémentaire : serait-ce là un troisième frère Gaffré ? Puis en fouillant le répertoire parisien de 1809 est apparu un patronyme phonétiquement très proche (surtout si l’on songe à l’accent des déclarants…), celui de « Caffré » avec cette fois les prénoms de Simon (famille n°73) et d’Israel (famille n°854). La suite de l’enquête allait confirmer que nous tenions là, plus de trente ans après les inhumations lyonnaises, la trace des trois frères Gaffré, dont il s’agissait à présent de reconstituer les parcours respectifs et de retrouver l’origine commune.

          Le premier à être identifié plus précisément allait être Simon, le marchand de « lorgnettes », né en 1727, l’aîné des frères Gaffré. Pierre-André Meyer (on ne dira jamais assez ce qu’on doit aux échanges entre chercheurs) me signalait ainsi qu’il avait retrouvé dans la thèse de Danielle Delmaire (2) l’itinéraire de migration et le tableau généalogique de la famille de Simon Gaffré qui, après avoir quitté Lyon, où elle était arrivée au début des années 1760, s’était établie en 1777 à Bruxelles, puis s’était déplacée vers 1791 à Dunkerque et cela jusqu’en 1802, avant de rejoindre Paris en 1803 (tout au moins pour ce qui concerne Simon et sa femme Brunelette). De Burgsteinfurt à Paris, en passant par Lyon, Bruxelles et Dunkerque, la vie du couple Simon Gaffré fut des plus nomades ! Parallèlement, Stéphane Lallich retrouvait dans les registres du Nord la trace des naissances, des mariages ou des recensements de divers membres de cette branche. Du même coup, il relevait sur certains actes l’indication précise de l’origine de la famille : la petite ville de Burgsteinfurt, dans l’arrondissement de Steinfurt, en Westphalie (le recensement parisien ne mentionnait que la région). Puis vint le tour du cadet, Israel, né en 1738, mentionné une seule fois, en 1775, dans le registre lyonnais de l’Hôtel-Dieu et qui mariait son fils Théodore en 1799, avec Rose Aaron Lévy, sous le patronyme de « Gaffrey » (3). Enfin Jean Gaffré, né en 1743, le benjamin de la fratrie, allait vite devenir celui qui allait le plus nous occuper : quittant Burgsteinfurt, il s’installa dans la capitale du Royaume vers 1779, rejoignant ainsi son frère Israel qui, à l’époque même où son frère Simon quittait Lyon pour Bruxelles, avait pour sa part quitté Lyon pour Paris. La descendance de Jean, qui eut au moins cinq enfants connus (dans l’ordre : Israel, Charlotte, Rachel, Samuel et Jacob), fut un puzzle assez long à reconstituer, mais par chance nous disposons tout au long du XIXe siècle de nombreuses sources qui, semaine après semaine, nous permirent de dresser un tableau fiable et presque complet de cette branche parisienne où nous alliions de découverte en découverte. Restait à remonter dans l’arbre familial, en Westphalie, ce qui fut par chance possible grâce au travail déjà ancien de Willi Feld sur l’histoire des juifs de Burgsteinfurt (4).

          Il est temps de conclure cette présentation en insistant sur l’un des enjeux proprement historiques de cette enquête. D’ordre généalogique au départ, notre recherche centrée sur la famille Gaffré contribue plus largement à la connaissance de l’immigration juive allemande au XIXe siècle. Les trois frères Gaffré ont en commun d’être nés à Burgsteinfurt et d’être morts à Paris. Ils font partie de la toute première génération à connaître l’émancipation, ils sont même venus en France, fait des plus notables, avant la Révolution (rappelons que la population juive à Paris n’y excédait pas 800 personnes en 1789), de sorte que leurs descendants directs sont les « enfants de l’émancipation » (5). Ils présentent donc l’immense intérêt de permettre un suivi de l’intégration à la société française sur une assez longue durée et sur plusieurs générations. On sait, notamment grâce aux travaux de Michel Espagne (6), l’importance de l’apport de cette composante juive germanique aux élites parisiennes et cela tout au long du XIXe siècle. Mais on a tendance à citer les figures les plus en vues dans le monde de la grande banque ou des arts, les Halévy, les Meyerbeer et surtout le plus lettré d’entre eux, Heinrich Heine, pour ne choisir que quelques noms parmi les plus connus, sans parler des premiers grands rabbins du Consistoire (Michel Seligman, Abraham de Cologna, Emmanuel Deutz). On oppose alors un peu trop schématiquement cette élite brillante à une masse obscure de petites gens, celle des colporteurs, des fripiers, des bouchers, de tous ces modestes artisans ou commerçants, parfois fraîchement arrivés de l’Est et pour la plupart domiciliés dans le quartier Beaubourg ou ses alentours.

          La famille Gaffré est certes au départ au bas de l’échelle sociale, mais à les suivre tout au long du siècle, on comprend mieux que l’intégration à la société française est un processus dynamique et complexe, que les positions sociales sont mouvantes, que les ascensions ne concernent pas seulement les fortunes les plus brillantes mais qu’elles participent d’une façon moins voyante à l’émergence d’une classe moyenne laborieuse, mais tout de même d’une relative aisance, parfois dans des secteurs professionnels moins étudiés que d’autres comme celui de la papeterie. Même si l’on y trouve de belles figures comme celle du maire de Vincennes, Simon Gaffré, ou encore un peu plus près de nous celle de Maurice Heine, découvreur de Sade, les trajectoires sociales de la branche parisienne des Gaffré sont plus exemplaires qu’exceptionnelles : elles attestent d’une entrée discrète en bourgeoisie, dont témoignent, entre autres indicateurs, les adresses familiales successives, avec un déplacement du centre de Paris vers les quartiers chics de l’ouest parisien. Dans le clan des Jean Gaffré tout particulièrement, ces trajectoires ascendantes furent également marquées par un sentiment durable et persistant d’appartenance au peuple juif, l’intégration n’étant pas immédiatement synonyme de la perte de toute spécificité identitaire, les liaisons exogames étant tardives (il faut attendre la fin du XIXe siècle, mais on sait que ce ne fut pas là une donnée propre au groupe allemand) et les conversions rares (sauf au Brésil…). Oubliée par la grande histoire qui s’est jusqu’ici intéressée plus volontiers aux grands hommes ou aux « fous de la République » (Pierre Birnbaum) les plus illustres, la saga de la famille Gaffré, grâce à l’outil généalogique, permet ainsi, parmi tant d’autres histoires possibles, de redonner une place dans notre mémoire collective à ceux qui, d’ordinaire, n’ont guère l’occasion de laisser de traces, tout au moins en dehors de la transmission familiale, elle aussi bien souvent lacunaire au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps (7). Ce n’est pas là le moindre charme de cette histoire familiale.

Sources et renvois

-La liste des juifs de Paris réalisée par le Consistoire en 1809 (sur le site de GenAmi depuis 1998)
-La liste des actes reconstitués aux archives de Paris, en ligne
-« Juifs à Paris au XVIIIe siècle » par Pierre Hildenfinger (copie à la bibliothèque de GenAmi)
-Les actes d’état civil à Versailles
-Extraits du dictionnaire concernant les juifs de Belgique de Claude Geudevert
-La base Léonore des Archives nationales (Légion d’honneur)
-Les mariages du Consistoire de 1822 à 1841, cités par GenAmi et en ligne

(1) Cf. « Mémorandum sur les inhumations juives à l’Hôtel-Dieu de Lyon dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1746-1792) », établi par Jacques Gerstenkorn, consultable en ligne sur le site de GenAmi : http://www.genami.org/sujet-de-la-semaine/hotel-dieu-lyon.php

(2) Cf. Danielle Delmaire, Les communautés juives de la France septentrionale au XIXe siècle (1791-1914). L’entrée dans la nation, L’Harmattan, 2012, p. 38 et suivantes. (se trouve à la Bibliothèque de GenAmi)
(3) Copie de l’acte de mariage reproduite in Claudie Blamont, « Mariages juifs à Paris de 1793 à 1802 (fin)», Revue du Cercle de Généalogie Juive, n°58, tome 15, été 1999, p. 2.
(4) Cf. Willi Feld, "...daß die hiesigen Juden für Steinfurt wichtig sind », Die Juden in der Geschichte der ehemaligen Stadt Burgsteinfurt, Verlag Münster, 1996.
(5) « Les enfants de l’émancipation, ce sont ces Juifs qui sont nés ou qui ont grandi émancipés, alors que leurs parents n’ont pas connu cette chance ou n’en ont pas bénéficié. Ils entrent dans la vie active dans les années 1820 ou 1830 et vont connaître la notoriété. » in François Lustman, De l’émancipation à l’antisémitisme : histoire de la communauté juive de Paris 1789-1880, Paris, Honoré Champion.
(6) Cf. Michel Espagne, Les juifs allemands à Paris à l’époque de Heine. La translation ashkénaze, PUF, 1996. (se trouve à la Bibliothèque de GenAmi)

Remerciements

Je voudrais ici dire toute ma gratitude aux descendants actuels de la famille Gaffré (ils se reconnaîtront) qui ont accueilli avec bienveillance notre enquête et qui nous ont ouvert leurs archives familiales. Qu’ils en soient très vivement remerciés.